Tout finit par faire sens – chapitre 5

C’est donc ça, la Vie !

Il est difficile de trouver les mots pour décrire ce que nous vivons depuis que nous avons repris l’instruction en famille (Si seulement le reconfinement avait pu être aussi utile et riche de cohérence pour notre pays que notre réinstruction en famille ne l’a été pour nous… !)

Ca peut donc aussi être ça, la Vie ? Ne pas être obligé de vivre en tension permanente, ne pas se sentir pressurisé par l’extérieur à l’intérieur, être branché à sa vibration interne et cohérent avec ses aspirations profondes, avoir le temps de sentir à quel point c’est merveilleux d’être vivant…

Bien sûr, ce n’est pas rose tous les jours, il m’arrive de douter, nous ne sommes pas toujours d’accord et nous nous disputons encore sur certains sujets… Chaque situation a ses avantages et ses inconvénients. Mais sur le fond, je me sens cohérente avec ce que nous vivons, et les conflits auxquels nous sommes confronté.es aujourd’hui nous appartiennent pleinement, et nous invitent à inventer ensemble notre vie au quotidien.

 

Une petite histoire entendue me revient :

Une petite fille regarde sa maman préparer le rôti du dimanche. Avant de poser le morceau de viande dans le plat, la maman coupe consciencieusement et sans hésitation les 2 entames. La petite fille lui demande :

  • Maman, pourquoi on coupe les bouts du rôti avant de le faire cuire ?
  • Pourquoi ? Eh bien, c’est la recette ! Ma maman le faisait comme ça, tu n’as qu’à aller lui demander.

Par chance, cette petite fille habite dans le même village que sa grand-mère. Elle va la voir (dans son jardin et à 1 mètre de distance) et lui demande pourquoi couper les entames du rôti avant de le faire cuire.

  • Ah ben ça, c’est la recette de ma mère, on a toujours fait le rôti comme ça, ma chérie. Mais si ça t’intéresse, va donc lui demander, à ta mémé !

Par chance, cette petite fille a toujours son arrière-grand-mère (qui attend la mort dans un EHPAD du coin). Elle prend rendez-vous avec l’équipe soignante, se douche au gel hydroalcoolique, se brosse les ongles 3 fois 3 minutes, met son masque et arrive à l’EHPAD. Là, elle se frotte les mains avec du détergent avant d’aller rejoindre sa mémé, armée elle aussi d’un masque, assise à 2 mètres derrière une plaque en plexiglas…

  • Bonjour Mémé ! Je voulais te demander pourquoi on coupe les bouts du rôti avant de le mettre au four…
  • Pourquoi j’ai envie de faire pipi avant le lever du jour… ?
  • Non… le RÔTI du dimanche…. Ta recette… Pourquoi tu COUPES LES BOUTS avant de mettre dans le FOUR
  • Ah, le rôti ! ben ça, ma petite, c’est parce qu’à l’époque, ton pépé et moi, on habitait une toute petite chambre de bonne, pis le four, ben forcément, l’était tout petit, alors, ben, je coupais le rôti pour qu’ça rentre, quoi !

Prenons-nous suffisamment le temps de nous interroger sur le bienfondé des règles qui cadrent notre vie depuis que nous sommes enfants ? Bien sûr, il est important de connaître les principes de fonctionnement de la société dans laquelle nous évoluons, d’apprendre les conventions qui régissent notre environnement, lorsque nous sommes enfants.

Mais une fois adultes, ne devrions-nous pas effectuer une mise à jour, en fonction de qui nous sommes devenus et de comment a évolué notre environnement sociétal ?

Il me semble que nous avons tellement appris, intégré, que « la vie c’est pas facile, il faut se préparer à se prendre des claques dès le plus jeune âge, on peut pas faire ce qu’on veut, des cons, des avec-qui-on-est-pas-d’accord, des hiérarchiques exigeants voire despotes il y en aura, alors autant s’y confronter au plus tôt, sinon plus tard on n’est pas armés face à la violence des éléments qui échappent à notre contrôle. »

Et nous, parents, nous faisons porte-parole de cette vision de l’avenir, parfois malgré nous, juste parce que c’est ce qu’on a appris.

Voilà donc le message que nous envoyons à nos enfants, quotidiennement. Grandir, c’est souffrir, il faut s’y préparer, c’est comme ça, on n’a pas le choix, alors autant s’armer le plus tôt possible, se forger une carapace bien épaisse, pour essayer d’être plus fort quand ça nous tombera dessus.

 

Et si ?

 

Et si prendre le temps de se construire sereinement, et si explorer ses potentiels et ses affinités premières plutôt qu’aiguiser sa méfiance et ses défenses, et si découvrir ce qui nous enthousiasme plutôt qu’apprendre, souvent sans les comprendre, des notions théoriques déconnectées de la pratique, et si apprendre à identifier ce qui nous traverse et en prendre conscience plutôt que de le rentrer au plus profond de soi en étant persuadé d’être le ou la seul.e à le ressentir, et si ouvrir la discussion pour s’assurer de ce que l’autre traverse, au lieu de faire des suppositions à partir de son seul prisme de perception ?

Et si prendre contact avec soi nous aidait à entrer en communication avec les autres ?

 

Oui, aujourd’hui, nous vivons à notre rythme, avec juste ce qu’il nous faut de moments cadrés et choisis.

Pas de stress le matin, une mise en route entre 8 et 9h, la journée s’écoule au gré des envies et, seulement si nécessaire, des impératifs : jeux, parfois à visée clairement éducative, balades où on en apprend toujours plus qu’on croit, temps d’écran libre qui s’avèrent parfois curieusement bénéfiques sur des plans auxquels nous n’aurions pas pensés, lecture qui permet de travailler l’orthographe sans en avoir l’air, dessin dont il n’est pas nécessaire de décrire les bienfaits, et, parfois, quelques exercices dans un cahier académique. Ça me rassure, voire ça m’impressionne, la facilité avec laquelle ils y arrivent, quand ils s’y mettent !

Pas de stress le soir, iels peuvent jouer jusqu’au dîner avec les voisins du lotissement d’à côté, joyeuse petite tribu de 5 à 12 ans, qui joue à loup-touche-touche (moi je disais « chat »), cache-cache, trampoline, ou autre.

Nous avons le temps de le partager ensemble. Je les redécouvre. Je suis témoin de leurs progrès comme lorsqu’iels étaient tout petits… à une autre échelle, bien sûr ! Je vois les paliers qu’iels franchissent, je m’imprègne de leurs petites victoires quotidiennes. Et loin de vouloir tout contrôler, tout savoir de leur vie, j’essaie seulement de leur offrir cet espace dont iels ont besoin pour se découvrir sereinement, et qui évolue constamment…

Je me rends compte de leur incommensurable capacité d’apprendre, et iels me surprennent à comprendre et à intégrer des notions parfois complexes par des biais jugés détournés, mais fichtrement efficaces. L’expérimentation par le jeu, la compréhension par la pratique. Identifier leur façon de percevoir le monde, et nourrir leur soif d’apprendre en partant de là… Richesse impalpable.

J’apprends à leur laisser le temps d’intégrer des notions à leur rythme. Nous sommes bien souvent impatient.es de les voir acquérir telle ou telle compétence, et nous en oublions le chemin que nous avons nous-mêmes parcouru avant de l’assimiler… et leur mettre la pression en leur faisant comprendre qu’on estime qu’iels devraient déjà savoir faire ne les aide pas ! Alors que l’air de rien, si l’on accepte que la notion ne soit pas encore comprise, et qu’on leur laisse le temps, il suffit bien souvent de quelques jours pour qu’iels se l’approprient.

 

Un exemple récent illustre assez bien ce propos :

En vacances dans une maison de location, nous découvrons le seul et unique jeu de société sur place, Enigmo. Il s’agit d’un chevalet muni de 10 volets numérotés de 1 à 10, cachant chacun une lettre d’un mot à découvrir.

Première partie, nous suivons les règles, chacun pour soi, celui qui devine le mot remporte le nombre de points indiqués sur les volets qui n’ont pas été soulevés. C. nous pulvérise, mélange de bonne déduction et de chance, puisque c’est souvent son tour quand il devient facile de deviner le mot…

S. se vexe, il ne veut plus jouer (il faut dire que sa sœur a bien souvent une chance insolente au jeu, c’est même statistiquement improbable !). Je propose qu’à la prochaine partie nous jouions collectivement, et que nous comptions le nombre total de points, quitte à essayer d’augmenter notre score aux parties d’après. Il n’a pas l’air convaincu sur le moment.

C., qui avait noté chaque score sans les additionner au fur et à mesure, entreprend de calculer le total dans une grande addition posée. Je lui explique que, en général, on additionne chaque nouveau coup directement au précédent total.

Le lendemain, C. propose une partie, S. accepte à condition qu’on joue en équipe, comme je l’avais suggéré la veille. La partie est beaucoup plus drôle, pas de pression de faire mieux, plus que l’autre, nous jouons pour faire un maximum de points tous ensemble, pour le plaisir.

C. compte les points…. Et cette fois, elle pose ses additions à chaque nouveau coup, et calcule au fur et à mesure.

Le lendemain, c’est S. lui-même qui propose une partie, que nous acceptons volontiers. C. note les points. Je remarque qu’elle n’a plus besoin de poser ses additions. Je lui demande si elle s’en rend compte.

  • Oui, me dit-elle, c’est parce que maintenant j’ai des trucs pour calculer plus vite. Et si c’est trop compliqué, je pose l’addition sur un papier mais dans ma tête. C’est ça le calcul mental, je crois.

Par le biais de ce seul jeu, et au-delà de l’orthographe des mots et de la capacité à deviner un mot de 10 lettres à partir d’un minimum de lettres dévoilées, nous avons pu abordé les additions, posées puis mentales, ainsi que l’esprit d’équipe et le bonheur de jouer ensemble…

 

D’une manière générale, les explosions de colère et de frustration font place aux expressions vibrantes des émotions, bien plus souvent joyeuses et riantes qu’elles ne l’ont jamais été.

Les désaccords et les incompréhensions ne sont pas rejeté.es, on essaie d’y faire face, en fonction de la sensibilité de chacun. Et ça fonctionne plutôt souvent jusqu’ici. Les conflits finissent par être désamorcés, quand plus personne ne se sent lésé.

S. modère son personnage de ténébreux-sérieux-mystérieux et exprime avec beaucoup de finesse ce qu’il ressent lorsqu’il est contrarié, et laisse pétiller la joie qui sort de son corps comme les étincelles de ses yeux, dans des mouvements et des attitudes qu’il ne se permettait pas avant. Sa précision et sa méticulosité s’affinent, dans bien des domaines. Et je suis heureuse de le voir se permettre de déconner, de faire le fou, d’explorer prudemment l’autre côté du cadre qu’il a très tôt intégré, de repousser à son rythme les limites qu’il s’était très vite imposées…

C. boude toujours, mais beaucoup moins souvent ! Elle qui exprimait puissamment son mal-être, elle partage maintenant aussi ardemment son bien-être. Et même si elle a encore visiblement régulièrement besoin de se confronter aux émotions douloureuses, quitte à s’inventer de bonnes raisons de souffrir (son côté drama queen, j’ai mis du temps à le comprendre, et sans être encore totalement sereine avec ça, je chemine en partant de ce constat…), finalement, ça lui permet aussi de prendre conscience des émotions agréables et de nous en faire part. Aujourd’hui, elle me dit que ce qu’elle préfère, c’est me faire rire.

Iels sont tous les deux beaucoup plus doux, câlins et démonstratifs. Chacun à leur façon, enthousiastes et curieux, drôles et subtils, débordants d’énergie, de questions, de propositions, d’idées, d’envies.

En les entendant régulièrement éclater de rire ou chantonner sans y penser, je me rends compte que c’était beaucoup moins le cas, avant.

Et moi ! Que de chemin parcouru depuis cette décision en décembre 2019… Je prends pleinement le sens de l’intitulé « Instruction en Famille », car c’est bien de cela qu’il s’agit… Je grandis avec eux.

Bouger mes repères m’a demandé beaucoup de ressources, et m’a tout d’abord plongée dans un désarroi profond, effarée par l’ampleur du chemin à parcourir, terrorisée par le gouffre que cela a ouvert brutalement à mes pieds. Pétrifiée à l’idée de devoir revoir tout mon système de valeur, mon positionnement général, mon rapport au temps, et chaque jour être confrontée à mes propres résistances et pensées limitantes…

Mais ces mois de maturation, de marécages, de doutes, de brouillard sans éclaircies, d’apathie et d’incapacité d’action ne sont-ils pas un passage obligé dans un processus de création ? Un enfant ne met-il pas 9 mois à naître… ? Neuf mois de transformation, d’intense activité interne, parfois perturbants pour la mère, qui donnent ensuite naissance à une merveille de technologie naturelle, appelée à aller plus loin que la matière qui l’a mise au monde.

Tout comme nous avons du mal à laisser le temps d’apprendre à nos enfants, nous ne prenons pas le temps de considérer ces passages à vide comme éventuellement fertiles. Nous résistons, nous nous auto-flagellons de ne pas être dans l’action, de ne pas être productif, là maintenant tout de suite, nous culpabilisons de nous sentir figés dans des considérations mentales. Nous nous dévalorisons en interne de ne pas être capable de sortir de cet état de latence désagréable, qui se renforce plus on essaie de forcer le système et d’aller plus vite que le processus naturel d’assimilation des éléments…

Ces passages ne répondent pas à la logique de rentabilité immédiate dans laquelle nous baignons. Laisser le temps au temps. Sans se perdre complètement ! Toujours ce fragile équilibre à trouver entre deux notions antagonistes. Mais quand, à la période d’introspection douloureuse, succède une période de félicité intense, il est légitime de se demander si ce n’était pas nécessaire d’en passer par là pour accéder à la marche d’après.

Et surtout, ne pas attendre que ça aille mal pour réaliser que ça allait bien…. Ne pas s’accrocher à tout ce qui ne va pas, et se réjouir pleinement des moments où l’on se sent bien… Ce qui n’empêche pas d’être lucide, au contraire !

 

L’être humain est un être évolutif, dont les besoins et les aspirations changent au fil des années parcourues. La société autour évolue elle aussi, et ce qui était vrai hier ne l’est parfois plus le lendemain. La période de crise sanitaire que nous traversons depuis plus d’un an en est un exemple indéniable… Nous avons besoin de nous mettre à jour régulièrement, et de remettre en question ce que nous croyions acquis.

Et l’école ne nous apprend pas ça.

Prenons le temps d’apprendre à nous connaître, permettons-nous de vivre nos moments de doutes et d’incertitudes, ils sont nécessaires pour donner vie à quelque chose de cohérent, d’épanouissant, et de transcendant.

Nos pires prisons sont intérieures…. Essayons de ne pas les transmettre de fait à nos enfants et laissons leur l’espace pour trouver leurs solutions à leur environnement, aux enjeux de leur futur et aux défis de leur vie.